Lettre Belgo-Criméenne

04/07/2023

Si Vis Pacem... (Si tu veux la Paix...)

par Henri-Jean Moxhet, fondateur et Président de La Belgo-Criméenne asbl.

"Face à la situation en Ukraine sur laquelle, nous autres citoyennes et citoyens lambda d'un "monde libre", avons si peu de prise, que reste-t-il ?

Le constat lucide ou l'indignation aveugle.

Le premier, souvent étouffé par les médias dits mainstream, est menacé de résignation. La seconde, par son parti pris, est vouée à l'exaltation.

Entre les deux se trouve l'engagement.

Par l'action humanitaire, par la prise de parole publique. Pour quel résultat ? Sans aucun doute modeste mais préférable à l'immobilisme."

(Hélène Richard-Favre) (1)



Il y a quatre ans... Il m'advint de fonder "La Belgo-Criméenne" asbl. Rien de bien étonnant pour ceux qui me connaissent un peu, qui ont peu ou prou eu l'occasion de croiser mes pérégrinations, excentriques, au sens premier.

Pour les autres, j'aurai l'occasion d'y revenir pourvu que vous choisissiez de vous embarquer de par nos chemins de traverses...

Association tout autant dédiée aux échanges interculturels, en prenant pour prétexte d'entrée l'expérience concrète d'une rencontre Belgique-Crimée, qu'à la défense et illustration d'une certaine façon d'être, humain, au monde.

Notre plan, utiliser l'expérience anthropologique d'échanges culturels entre deux morceaux de monde qui occupent une place privilégiée dans ma cartographie personnelle, pour aborder ce que, encore étudiant, il y a plus de 35 ans, j'avais baptisé "anthropoétique", fut brutalement arrêté avant même sa mise en oeuvre par le surgissement du Covid en mars 2020 (évènement qu'il faudra bien un jour avoir le courage et la lucidité de relire comme élément de l'effondrement de civilisation en cours, me semble-t-il, mais c'est une autre autre histoire).

Au moment même, fin 2021 début 2022, d'entrevoir enfin l'espoir de reprendre la route ; à ce gel des circulations matérielles, géographiques, vint s'additionner un gel des circulations mentales. Une paralysie de la pensée. Par quelle étrange malédiction le monde bascula-t-il alors ? Entraînant l'Occident dans une marche hypnotique rythmée de cris de guerre !

Dès lors... S'intéresser à, et défendre, cette fascinante et irréductible part de notre culture d'Européens qu'est la culture Russe devint suspect... Et oser affirmer qu'alimenter le carnage est criminel, et que tout être humain, digne de ce titre, consacrerait au contraire toute son énergie à arrêter cette folie et n'aurait aucune autre préoccupation que de tout mettre en oeuvre pour FAIRE LA PAIX... Fut sanctionné d'une oh combien infamante étiquette "pro-Poutine"...

*   *   *

Lorsque Georges Orwell introduisit dans son roman "1984" le concept de NOVLANGUE, celui-ci fut, me semble-t-il, l'objet d'une certaine incompréhension. 1984 étant écrit "au futur". Il fut considéré, ce qui n'est pas faux par ailleurs, comme une mise en garde de ce qui "risquait d'arriver"... Sauf que ce qu'il expose n'est pas tant, me semble-t-il, un risque "potentiel" que bien plutôt, la description de ce qu'il voit à l'oeuvre dans le présent de son temps, et qui était déjà à l'oeuvre en d'autres temps passés et d'autres lieux. Il en a toujours été ainsi, en fait. Le langage est un produit du système culturel qui conditionne notre rapport au monde et la perception que nous avons de celui-ci. En ce sens, toute langue est une "novlangue". La seule différence, peut-être, est que nous en avons aujourd'hui à la fois la connaissance théorique, et des outils d'amplification redoutablement efficaces.

N'est-il pas étonnant que lorsque Orwell nous donne l'exemple de cette affirmation répétée en boucle par Big Brother: "La guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force", tout un chacun comprend aisément de quoi il s'agit. D'une sorte de "lavage de cerveau", bien sûr. Mais lorsque dans nos médias, nos politiques et "journalistes", nos "communicants", entonnent à l'unisson, avec toute l'autorité morale qu'impose une savante locution latine: "Si vis pacem, para bellum" (si tu veux la paix, prépare la guerre), tout le monde acquiesce à l'évidence !?

C'est pourtant de la pure novlangue. "Si vis pacem, para bellum" ou "la guerre c'est la paix", c'est exactement la même chose ! Il n'y a pas besoin de faire de longues et subtiles études pour comprendre, comme l'exposait fort bien Michel Bühler dans sa "carte blanche" pour le journal suisse "Le Courrier" (2), à l'occasion d'un référendum contre le commerce des armes, que si préparer la guerre permettait d'obtenir la paix, depuis le temps que, pour nos (ir)responsables politiques, il ne se pose jamais de problème pour trouver quelques milliards pour acheter des armes toujours plus implacablement létales, à l'endroit même où trouver quelques millions pour l'éducation nationale ou les services aux personnes semble insurmontable... Sur ce monde devrait régner une paix absolue !

Malheureusement, dans le monde réel, celui qui prépare la guerre finira toujours par l'obtenir ! Celui qui sincèrement veut la paix, je le crains, n'a d'autre choix que de préparer... La Paix !

*   *   *

Si vous êtes sensibles au prestige des locutions latines, permettez-moi de vous suggérer cette version qui me semble infiniment préférable et bien plus susceptible de produire un effet positif (et qui, accessoirement, fut choisie comme devise par l'OIT):

Si Vis Pacem, Cole Justitiam ! (si tu veux la paix, cultive la justice !)

Ceux qui ont la chance d'avoir des enfants, ou d'avoir fréquenté de manière un tant soit peu assidue de jeunes enfants, ont probablement à quelques occasions vécu cette expérience troublante de se trouver face à un petit bout de chou, qui vous fait remarquer, droit dans les yeux, que "c'est pas juste !"... Et de vous trouver bien embêté devant la tâche d'essayer d'élaborer une réponse "satisfaisante"...

La seule réponse parfaitement correcte serait sans doute: "c'est vrai". Mais les adultes ne savent (ni ne peuvent, probablement) en rester là... Après le "oui", il leur faut recourir au "mais", association qui équivaut presque toujours à un aveu. Nous ne savons que trop que bien des choses croisées dans cette vie ne sont pas "justes", mais qu'il faut faire avec. C'est là qu'intervient le "discours", et la novlangue. Il est bon, me semble-t-il, de se rappeler cette expérience au moment de se pencher sur cette idée de "justice".

Parce que la paix ne peut se faire que AVEC l'autre, et qu'aucune paix jamais n'est possible CONTRE l'autre. Ou alors une "pax romana" (ou "pax americana"), qui n'a de fait rien à voir avec une paix véritable (novlangue ici encore). En supposant que je puisse anéantir suffisamment l'autre pour le tenir en soumission, j'établirais certes un pouvoir hégémonique propre à assurer par la force l'absence de guerre. Mais pour combien de temps ? Et puis, de toute façon, tout comme la santé ne peut se définir comme "l'absence de maladie" (3), la Paix ne peut se définir comme "l'absence de guerre".

N'est-il pas étrange que nos pays qui se prétendent "développés" et "civilisés" n'aient ni Ministère de la santé - celui que nous appelons ainsi n'étant en fait qu'un "ministère de la gestion des pathologies et infirmités" - ni Ministère de la Paix ? Si, pour paraphraser la définition de la santé donnée par l'OMS (3), nous considérons que la paix, en fait, serait "un état de relations saines matériellement, mentalement et socialement, entre groupes humains (pays, communautés, composantes sociales,...) et entre individus, permettant d'assurer des échanges mutuellement profitables et l'épanouissement de chacun" (un poil ambitieux, me direz-vous... Attendez, ce n'est pas fini...). Pour établir une telle paix AVEC l'autre, la nécessité de cultiver la justice devient limpide et évidente !

Et par pitié, épargnez-moi les jeux de "c'est pas moi c'est lui" et de "la poule et l'oeuf"... C'est puéril ! La faiblesse de la Loi du Talion, d'ailleurs, tiens dans l'impraticabilité de l'idée qu'une égalité mathématique entre le crime et le châtiment éteindrait ces jeux-là... Les êtres humains étant ce qu'ils sont, au lieu de satisfaire les deux parties, elle ne fait qu'enfermer un peu plus chacun dans son inimitié. Rendre le mal pour le mal n'a jamais engendré le bien... Rendre le mal pour le mal ne peut éteindre la spirale, seulement l'alimenter.

Pourtant, l'idée d'égalité était plutôt intéressante. C'est que la paix véritable, tout comme la démocratie, n'est possible qu'entre égaux. Et la justice ne sera juste que si elle est reconnue - et pour ce faire ressentie - telle  par LES DEUX parties.

"La première règle avant d'agir", disait l'Abbé Pierre, "consiste à se mettre à la place de l'autre. Nulle vraie recherche du bien commun ne sera possible hors de là." L'exercice complémentaire consistant à porter un regard lucide sur soi-même... Il faudra bien avoir un jour le courage et l'honnêteté de se regarder dans le miroir, sachant, ainsi qu'il advint à la reine du conte des frères Grimm (4), qu'il risque fort de nous dire des choses que nous n'avons pas envie d'entendre...

Vous n'avez pas de miroir sous la main ?

Plongez vous, si vous l'osez, dans le regard des enfants de la guerre, du Donbass ou d'ailleurs (il n'y a que l'embarras du choix), car si j'écris dans le cadre d'une guerre présente, c'est de quelque chose qui dure depuis bien trop longtemps dont je parle... Et aussi dans le regard de l'enfant que vous avez été (et êtes encore, si vous prenez la peine d'écouter...)

Osez jeter un oeil... Au delà des "oui mais" et de la novlangue...

Il n'est ni juste, ni correct, ni honnête, ni même intelligent de prétendre qu'un pays, groupe de pays ou institution supranationale qui prépare, nourri et organise la confrontation depuis des décennies ; forme, entraîne et équipe une armée ; saborde toutes les tentatives d'accords de paix ; alimente le carnage à coup de milliards de matériel toujours plus sophistiqué et létal (et qu'importent même les conventions internationales...) ainsi qu'en renseignements militaires, désignation des cibles et guidage des missiles et drones... Et qui ne cessent de claironner à tout vent que la seule issue acceptable est une victoire militaire... Ne seraient ni belligérants, ni partie prenante au conflit !?

Il n'est ni juste, ni correct, ni honnête, ni même intelligent de prétendre qu'il y aurait une guerre militaire "sale", et une guerre économique "propre", et donc acceptable, voir même recommandée... La guerre économique est une guerre totale ! Elle a exactement les mêmes buts que la guerre militaire, à savoir l'anéantissement de "l'ennemi", sa destruction. Et, si elle fait moins gicler de sang, elle tue tout aussi sûrement, voir même en plus grand nombre (5) que la guerre militaire. Ce n'est pas pour rien qu'au regard du droit international des "sanctions économiques" ne peuvent être imposée QUE par les Nations-Unies.

Il n'est ni juste, ni correct, ni honnête, ni même intelligent... Ni surtout intelligent ! De préférer croire la propagande de guerre (de ceux-là même qui prétendent "ne pas être en guerre") que nous servent nos médias du matin au soir et de ne pas voir les limites inacceptables franchies, plutôt que de faire usage de réflexion ! Faut-il rappeler à nos tribuns politiques qui se sont tous soudainement, et pour ainsi dire "comme un seul homme" (ceci étant valable aussi pour les femmes) découvert une vocation de "foudre de guerre", que l'incitation à la haine est une des (très) rares limites à la liberté d'expression inscrite dans notre code pénal ! Et que, plus encore, peut-être, que la guerre militaire ou que la guerre économique, la guerre de propagande qui cultive la haine et instaure des inimitiés à long terme (d'autant plus irréparables qu'elles sont irrationnelles) entre humains de pays voisins (où qu'ils se trouvent sur notre petite planète, d'ailleurs) est un des pire crime contre l'humanité qui soit !

*   *   *

La PAIX ! Maintenant !

Pour en finir avec la guerre, et revenir à un monde s'approchant un temps soit peu de quelque chose ressemblant à de la démocratie (6)... C'est un virage à 180° qui est nécessaire.

Et, pour ceux qui auraient la tentation de m'objecter qu'il faut avoir des revendications "raisonnables" ou "réalistes"... Je rappelerai qu'à moins d'être désespérément naïfs, on ne (se) manifeste pas, au XXIème siècle, en espérant être entendu du monde politique... On (se) manifeste pour exposer les dérives d'un monde qui part à vau-l'eau et pour se faire du bien en se retrouvant "ensemble" sur le modèle, au point où en sont les choses, du "Soyez réalistes ! Demandez l'impossible !"

Nous ne nous faisons aucune illusion sur les résultats très hypothétiques des manifestations et autres pétitions... Pas contre, nous croyons en l'humanité (nous avons du mérite dirons certains, vu que c'est beaucoup plus difficile que de croire en Dieu), en la simple bonté de l'être humain ordinaire, celle-là même que Vassili Grossman (7) célèbre sur les champs de ruine de la seconde guerre mondiale.

Nous n'avons, pour y accéder, pas de meilleur moyen que la culture, la rencontre et le partage. C'est pourquoi notre action principale se tourne vers la nécessité, au milieu du déferlement immonde de propagande haineuse, de maintenir des dialogues, de simples échanges de personnes ordinaires à personnes ordinaires... Il faut leur dire: nous ne sommes pas dupes des propagandes guerrières ! Nous ne sommes ni pires ni meilleurs que vous, et refusons de céder à l'inhumanité !


Belgique - Crimée. Printemps - été 2023



Photo d'illustration: Sébastopol, 5 janvier 2014 © Henri-Jean Moxhet / Atelier du Snark

(1) Hélène Richard-Favre https://helenerichardfavre.ch/

(2) Si vis pacem... par Michel Bühler, le 13/10/2020 https://lecourrier.ch/2020/10/13/1663212/

(3) Selon l'OMS, la santé est "un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité".

(4) "Blanche Neige" évidement.

(5) Un simple exemple: selon l'organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, le taux de famine en Irak a atteint un niveau très élevé en raison des "sanctions" américaines. Rien qu'entre 1990 et 1995, on estime que 500.000 enfants irakiens sont morts de faim et de mauvaises conditions de vie.

(6) Oui, je sais, on peut discuter de la réalité du concept, mais il est difficile de ne pas constater que nos régimes politiques néolibéraux n'ont plus grand chose à voir avec l'idée de départ, et s'en éloignent toujours plus...

(7) À lire absolument, si ce n'est déjà fait, Vie et Destin de Vassili Grossman.




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